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L’Amour telle une cathédrale ensevelie 

© Christophe Pean

Texte et mise en scène Guy Régis Jr – composition musicale et guitare Amos Coulanges – Compagnie Nous Théâtre, au Théâtre de la Tempête.

Les clés nous sont données à la fin du spectacle. Les clés d’un arrachement, au-delà de la raison, d’un Fils à sa Mère. Comme d’autres, il a bravé son destin en tentant de la rejoindre depuis Haïti jusqu’au Canada. Comme d’autres il a sombré en chemin, l’embarcation qui devait l’emmener vers un meilleur destin s’est retournée. La nouvelle vie imaginée et qui devait cimenter la famille s’est arrêtée net.

On comprend alors la violence de l’affrontement qui se tient à huis-clos entre l’homme et la femme – elle, Haïtienne émigrée ayant épousé un Canadien, son Retraité Mari, rencontré par internet avec l’aide de son fils – et la rage qui occupe le premier tiers du spectacle. « Tu délires, tu dénies. Je te hais… » jette-t-elle. Et lui, le « faux-sage » comme elle le caractérise, demande grâce « Parlons… » tente-t-il. « Je ne parle pas de guerre, vieux cacochyme. Je parle de l’amour, de cet amour mort entre nous. De l’amour telle une cathédrale ensevelie », d’où le titre du spectacle. Et quand tout se délite, il réagit avec la même violence : « J’ai tout oublié… jusqu’à ton pays… » Un grand naufrage.

Rupture de style avec la seconde partie qui se tient à l’avant-scène et qui pourrait évoquer un chœur grec ou un oratorio. Au texte théâtral se mêle le chant d’un chœur lyrique inspiré des rythmes caribéens populaires et sacrés. Tels des revenants, ces personnages-acteurs mais aussi magnifiques chanteurs portent les polyphonies et invoquent le dieu de la mer et des océans, Poséidon. La partition, composée par le talentueux compositeur et guitariste classique Amos Coulanges, présent en live dès le début du spectacle, se compose de dix chants en créole haïtien surtitré en français, empreints de lyrisme. Le choeur commente d’une voix collective l’action dramatique qui se déroule derrière lui, face au public, sur le tulle noir devenu écran, celle des boat people accompagnant le Fils. Il porte ses imprécations, « Sur ce bateau-sauve-qui-peut, celui ou celle qui se laisse plonger se noiera tout seul, pour ses propres yeux. » Cet écran sépare le salon en surplomb – deux petits canapés type occidental et le vide absolu – de cette grève abandonnée où coule une rivière là où apparaissent les bateaux de l’exil, (scénographie Velica Panduru, lumières Marine Levey). Des images de chaloupes surpeuplées nous submergent, entre l’euphorie du départ et le drame absolu du naufrage (vidéo Dimitri Petrovi), grondements en mer, pluies d’orage sur scène, tempête (création sonore François Van Opstal). Ces anonymes qui ont pris place dans les embarcations, pleins d’espoir et d’une grande force de vie, s’effacent, laissant pour traces quelques effets flotter à la surface de l’eau. Il pleut sur le tulle.

© Christophe Pean

Retour sur le couple qui se réchauffe un peu, dans la troisième partie de la pièce, tenté par la fête au loin, les lumières. Pas de danse pourtant mais un récit poignant de la mère parlant de l’absent, ce Fils intrépide, noyé, qui ne la rejoindra pas. Dans une puissante montée dramatique la Mère rappelle Antigone à qui il est interdit de mettre en terre son frère, Polynice. Pas de tombe pour les intrépides. Cette dernière séquence, principalement portée par Nathalie Vairac, magnifique actrice, est d’une grande force.

Avec L’Amour telle une cathédrale ensevelie second volet de la Trilogie des Dépeuplés écrite par Guy Régis Jr – qui n’a pas épuisé le sujet de l’exil, se croisent la petite et la grande histoire d’Haïti.  Ici, la mère quitte l’Île, comme elle le dit : « Nous sommes à la recherche d’une terre à la mesure de nos pieds… »  L’auteur poursuit sa radiographie des familles haïtiennes éclatées qu’il connaît bien, il vient de l’une d’elles. Le premier volet, Étalé deux pieds devant, devenu au théâtre Les cinq fois où j’ai vu mon père (cf. notre article du 31 janvier 2022) traitait de l’absence du père qui avait quitté le foyer en catimini pour s’installer aux États-Unis, du vide et de la souffrance de l’enfant, resté au pays avec sa mère. La troisième pièce, Et si à la mort de notre mère, parle du retour au pays de la mère, malade, elle n’a pas encore été montée.

La création de la pièce a eu lieu en septembre dernier au festival Les Zébrures d’automne, ex-Francophonies de Limoges.  Outre son talent d’auteur dramatique, Guy Régis Jr met en scène ses textes et partage son Haïti, proche et lointaine dans ses tragédies contemporaines, donnant corps, avec finesse et ingéniosité, à l’indicible.

Brigitte Rémer, le 21 novembre 2022

Avec : Déborah-Ménélia Attal – Frédéric Fachena et François Kergourlay en alternance – Jean-Luc Faraux – Dérilon Fils – Aurore Ugolin – Nathalie Vairac – assistanat à la mise en scène Hélène Lacroix – composition et guitare Amos Coulanges – scénographie Velica Panduru – vidéo Dimitri Petrovic – lumières Marine Levey – création sonore François Van Opstal – régie générale Samuel Dineen – La Trilogie des dépeuplés est publiée aux Solitaires Intempestifs.

Du 11 novembre 11 décembre 2022, du mardi au samedi 20h30, dimanche 16h30 – Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre. 75012 – tél. : 01 43 28 36 36 – site : www.la-tempete.fr

Les cinq fois où j’ai vu mon père

© Nathania Périclès

Texte et mise en scène Guy Régis JR, avec Christian Gonon de la Comédie Française – à Théâtre Ouvert, en co-accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

Assis côté jardin l’acteur-conteur regarde le public s’installer avant d’entrer dans le vif du sujet, un récit où l’auteur part à la recherche de sa propre histoire. Il énonce : « La cinquième fois où j’ai vu mon père, ce fut la dernière… » Bruitage des étals de marché et chant du coq. Cette cinquième fois, l’enfant avait douze ans et taraude sa mère : « Cet homme à la valise, sur le marché, c’était lui ? C’était lui, je le sais. Pourquoi ne réponds-tu pas ? » L’enfant raconte l’absence, les apparitions et disparitions, le chagrin de sa mère et le sien, de nature différente, l’incompréhension. Le récit fait le compte à rebours des quatre rencontres précédentes avec ce père aimé, l’absent, qui un jour, a quitté son île natale, Haïti. Parti pour les États-Unis, il ne s’est pas retourné, sauf, de loin en loin, sur son fils. Il a quitté un pays « sans-dessus dessous » comme finit par le lui dire sa mère. Elle, fière et décidée, ne le quittera pas. « Comment effacer un pays ? Un pays ne s’efface pas… » dit-elle.

La quatrième fois, « il était venu pour me dire qu’il m’aimait ». Le père-ombre semblable à un oiseau noir est représenté sur l’écran situé côté cour et en même temps habité par le conteur. « La troisième fois, j’avais 9 ans, il est venu pour ma communion, et on a posé dans le studio photo de Magic Photos ». Un flash traverse la salle et éblouit le public, souvenir d’un moment qui se grave au plus profond. La seconde fois, « j’avais 6 ans. Ma mère m’a demandé de me faire beau, je ne savais pas pourquoi, j’ai cru qu’on allait à l’église. Je pleurais toute la pluie » ajoute-t-il, quand il comprit. La première fois, « j’avais un an et je pleurais » ; « Arrête… Arrête… » lui disait-on. Et il apprit à dire « papa… » Le Père était parti dans l’espoir d’une vie meilleure. « Depuis, l’enfant l’avait cherché partout, dans tous les visages, dans toutes les moustaches, dans tous les visages d’hommes. »

Depuis ce départ, il/le narrateur/ Guy Régis JR – car l’œuvre est autobiographique – avait cherché ce Père. « J’ai si soif de te voir… » il aurait aussi voulu connaître « la recette de l’oubli » ne plus voir, ne plus souffrir en même temps qu’il se chargeait d’énergie. « J’aurais voulu manger le soleil, être le soleil… »  À Haïti la nature est présente, soleil et pluie,  comme l’art, par les peintres et les écrivains, mais l’envie de partir souvent est plus forte, pour vivre mieux. Les pères partent et laissent un grand vide. C’est le récit que fait Guy Régis JR de sa vie, à la recherche de sa propre histoire. « Aujourd’hui, à l’âge où je suis vieux, je me surprends à le chercher encore… je le cherche sans répit » ajoute-t-il.

Écrivain, réalisateur et metteur en scène Guy Régis JR fonde sa compagnie, Nous Théâtre, en 2001 et pose un acte fondateur avec son premier spectacle Service Violence Série, créé en 2005. Il est également actif dans le développement des arts vivants en Haïti, et a créé le Festival 4 Chemins à Port-au-Prince, moment important de la vie culturelle de la capitale haïtienne. Réalisateur de courts métrages expérimentaux, il est actuellement en résidence à la Villa Médicis où il mène un projet d’écriture. Ses textes – théâtre, romans et poésie, sont traduits en plusieurs langues.

Avant d’être un récit-scène, Les cinq fois où j’ai vu mon père est un récit-roman. L’écriture, sensible, évidente et poétique, est ici comme une petite musique teintée de la mémoire. Avec intensité et sans artifice Christian Gonon, acteur de la Comédie Française, porte magnifiquement ce monologue intérieur. Il habite l’enfance et parle des chagrins, entre le silence de la mère et l’absence du père comme un arrachement. A côté de lui l’écran se peuple des dessins naïfs de Raphaël Carloone ponctuant le récit. Ils mettent le projecteur sur l’identité haïtienne de l’auteur et traduisent l’environnement et le climat, la violence de la pluie à certaines périodes, en lien avec le désarroi de l’enfant.

Derrière le chagrin il y a la vie et les cris d’enfants. Il y a un grand lyrisme de l’auteur qui avec pudeur parle de départ et d’exil dans un pays, Haïti – premier pays au monde né d’une révolte d’esclaves comme le fut la révolution haïtienne, en 1804  – où 70 % des personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Pays qui avait inspiré à Césaire La Tragédie du Roi Christophe, montée pour la première fois par Jean-Marie Serreau, en 1964. C’est un travail de mémoire qui traverse tous les pays, toutes les enfances.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2022

Avec Christian Gonon, de la Comédie-Française – assistanat à la mise en scène Kim Barrouk, Hélène Lacroix – création sonore Hélène Lacroix – images Raphaël Carloone – régie générale Sam Dineen – Le roman, Les cinq fois où j’ai vu mon père est publié aux éditions Gallimard, collection Haute Enfance.

17 au 29 janvier 2022, Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta 75020 Paris – tél. :01 42 55 55 50 – site : theatre-ouvert.com – En tournée : 25 et 26 mars 2022 : Tropiques Atrium, Fort de France, Martinique – 1er et 2 avril 2022 : L’Artchipel, Basse-Terre, Guadeloupe – à venir : Théâtre de Liège, Belgique